Tugdual Derville : Enfant, j’accompagnais ma grand-mère maternelle dans ses visites aux personnes âgées pauvres de La Seyne-sur-Mer. Certaines vivaient dans des taudis. Nous leur apportions des revues, de la nourriture. Ces visites m’ont marqué. Ensuite, ce fut un séjour à Lourdes comme hospitalier à l’âge de 20 ans. Là, j’ai rencontré Cédric, un jeune garçon lourdement handicapé. À son contact, ma vie a basculé… De ce séjour et de fil en aiguille est née, quatre ans plus tard, l’association « A bras ouverts », qui agit auprès d’enfants et de jeunes porteurs de handicaps. A la fin de mes études, j’ai tout naturellement opté pour un métier intégrant cette dimension humanitaire, source de mon épanouissement. Je suis devenu permanent chez les petits frères des pauvres, association d’aide aux personnes âgées.
Lors de cette assemblée plénière, vous étiez rapporteur du groupe francophone. Qu’est-il ressorti des échanges de ce groupe ?
Nous avons mis en évidence le contraste entre deux types de société. En Afrique, la personne âgée est considérée comme un « ancien » qui transmet les valeurs éthiques : elle est au cœur de la société. Un proverbe dit : « Un vieux assis voit plus loin qu’un jeune debout. » Dans nos pays occidentaux, les « vieux » sont souvent perçus comme inutiles et coûteux. Un membre belge de l’Académie a rapporté l’exemple d’une personne âgée qui avait consenti à l’euthanasie à la demande de sa famille, car elle se sentait un poids. Enfin seule avec son médecin, elle lui a demandé : « Est-ce que je peux vivre encore un peu ? » Dans notre groupe, il a aussi été beaucoup question de dépendance et de la maladie d’Alzheimer et de l’apport spécifique des chrétiens dans ces domaines.
Quel serait cet apport ?
Il est essentiel de considérer qu’une personne reste toujours capable de grandir, et ce jusqu’à sa mort. Même quand nous avons l’impression qu’elle décline ou s’éteint. Le mystère de la personne, de sa croissance spirituelle nous dépasse. Nous voulons voir au-delà des apparences, grâce à trois suprématies : celle de l’être sur l’avoir, celle de la relation sur l’activité et celle la tendresse sur l’autonomie.
La tendresse ?
Oui, la tendresse : c’est un des noms de Dieu ! (Ndlr : Tugdual Derville précise en riant que l’affirmation n’engage que lui !). Notre société valorise exclusivement l’autonomie. Donner la priorité à la tendresse, c’est assumer notre dépendance. Avec elle, certains gestes tout simples redeviennent possibles alors qu’ils semblaient interdits quand nous étions « autonomes ». La tendresse est aussi excellent médicament : une main dans une main permet de faire baisser les analgésiques ! (ce qui n’exclue pas d’administrer des médicaments efficaces).
Vous parlez de la souffrance physique : est-ce la plus grande souffrance des personnes âgées dépendantes ?
La plus grande souffrance vient de l’isolement. Nous avons évoqué celui des femmes : avec une espérance de vie plus longue, beaucoup se retrouvent seules après avoir pris soin des autres toute leur vie. Quel scandale de découvrir le corps de certains vieillards des jours voire des semaines après leur décès ! C’est donc qu’ils étaient déjà « morts » socialement. On ne peut pas vivre sans relation. Pour les personnes âgées, il suffit de peu : un coup de téléphone, une courte visite, la présence d’un enfant, une carte postale. Mais ce peu est vital, comme l’amour qui doit l’habiter.
Que dire de cet amour ?
C’est le gros mot ! De quoi avons-nous besoin si ce n’est d’amour ? On peut organiser des baptêmes de l’air, des « Paris by night » pour occuper et distraire nos anciens (voir les étourdir), mais s’il n’y a pas l’amour, la relation aimante, tout cela est du vent ! On dit « vivre d’amour et d’eau fraîche » : mais c’est vrai ! L’eau et l’amour sont deux besoins primaires, les deux éléments essentiels de la vie humaine. Nous sommes là pour aimer et être aimé ! Bien sûr, il faut aussi de la compétence et beaucoup d’exigence. Mais « faire » ne suffit pas. Notre regard doit donner confiance. Préférons donc la bienveillance à la bienfaisance. Car nous sentons tous qu’entre l’action de solidarité sur le mode de la seule justice et l’engagement relationnel animé par la vraie « charité », il n’y a pas photo !
Propos recueillis par Elisabeth de Baudoüin pour Aletaia