« Frank Van Den Bleeken, détenu à perpétuité pour viols et assassinat, devait être euthanasié le 11 janvier. Jugé irresponsable de ses actes, il demandait à mourir en raison de souffrances psychologiques "insupportables", selon les termes de son avocat, Jos Vander Velpen. Une demande acceptée par le ministère de la Justice belge en septembre dernier.
Parce que son médecin a fait volte-face au dernier moment, parce que le gouvernement a finalement accepté son transfert dans un centre psychiatrique, transfert qu'il réclamait en vain depuis des années,cette mort n'a finalement pas eu lieu. Il s'en est fallu de peu. Et, pour la première fois dans ce pays que toute l'Europe observe car il est le seul, avec les Pays-Bas, à avoir légalisé l'euthanasie en 2002, l'opinion publique belge s'interroge sur une loi dont les conditions d'application ne cessent de s'assouplir. Entretien avec Étienne Montero*, doyen de la faculté de droit de Namur.
Le Point : Pour la première fois, la loi autorisant l'euthanasie, en Belgique, est critiquée. On a parlé, avec le cas Van Den Bleeken, de "peine de mort" inversée...
Étienne Montero : La mort de Frank Van Den Bleeken n'a pas eu lieu, mais à sa suite, 15 autres détenus ont déjà formulé une demande d'injection létale. Et on l'a oublié, mais en septembre 2012 un détenu psychiatrique de 48 ans a bel et bien été euthanasié... Notre pays a été condamné 14 fois par la Cour européenne des droits de l'homme parce que nous maintenons en prison, dans des conditions qui ne correspondent pas à leur état, des malades psychiatriques jugés irresponsables de leurs actes. Faute de soigner, on accepte d'euthanasier, et ces cas limites révèlent combien les barrières posées en 2002 ont sauté les unes après les autres.
Le nombre d'euthanasies a-t-il augmenté ?
De façon exponentielle, oui. En douze ans, il est passé de 199 à 1 454 décès par an. Et je ne parle là que des cas transmis par les médecins à la commission de contrôle, car les pouvoirs publics admettent qu'ils n'ont aucun moyen d'évaluer le nombre d'euthanasies réellement pratiquées, sans doute beaucoup plus important. Par ailleurs, en novembre 2014, l'euthanasie a été légalement ouverte aux mineurs, et ce, quel que soit leur âge...
Comment la légalité des injections létales est-elle contrôlée ?
Par une commission qui épluche les dossiers transmis par les médecins. Mais il s'agit d'un contrôle a posteriori, c'est-à-dire une fois que les gens sont déjà décédés, et la commission n'a à sa disposition que les renseignements que veut bien lui communiquer le médecin qui a fait l'injection. Tout est donc biaisé. D'ailleurs, en douze ans, aucun dossier n'a été transmis à la justice...
Un médecin, même un médecin généraliste, peut-il décider seul d'accéder à la demande du patient ?
Ce peut être le médecin de famille, oui, mais la loi l'oblige à demander un second avis. Le problème est que, pour faciliter la procédure, un réseau de médecins s'est mis en place -- l'EOF, End of Life doctors du côté francophone, ou LEIF en Flandre. Il s'agit de médecins formés à pratiquer l'euthanasie et auxquels la plupart du temps on fait appel pour ce second avis. Or ce sont des médecins acquis à la cause euthanasique, souvent membres de l'ADMD - Association pour le droit à mourir dans la dignité. Là encore, le contrôle éthique est biaisé...
Vous avez étudié attentivement les rapports rendus par la commission de contrôle depuis douze ans. Qu'en concluez-vous ?
La loi dit que, pour accéder à l'euthanasie, il faut faire état d'une pathologie grave et incurable, et d'une souffrance insupportable qui ne peut être soulagée. Mais ces deux conditions ne sont plus du tout interprétées aujourd'hui comme elles l'étaient en 2002. Aujourd'hui, par exemple, la commission admet les cas de pathologies multiples. Ce sont souvent des personnes âgées qui souffrent, par exemple, d'une vue qui baisse, de polyarthrite, de surdité, d'insuffisance rénale... Aucune de ces pathologies, certes incurables, n'est grave, mais on admet aujourd'hui que l'ensemble de ces pathologies liées à la vieillesse justifie la demande et les cas d'euthanasie de personnes souffrant des seules conséquences du grand âge se sont multipliés...
Et "la souffrance insupportable", n'est-ce pas là aussi un critère compliqué à évaluer ?
D'autant plus qu'on parle de souffrance physique mais aussi psychique... Et, là aussi, l'interprétation de la loi a évolué. En 2002, il n'était pas question d'euthanasier des dépressifs, des déments, des psychotiques. Aujourd'hui, on en euthanasie tous les ans. Or, quand l'euthanasie s'invite dans le domaine de la psychiatrie, c'est inquiétant, car la psychiatrie consiste précisément à faire retrouver l'élan vital aux patients qui l'ont perdu...
Il n'est donc pas indispensable, pour accéder à l'euthanasie, d'être bel et bien en fin de vie...
Pas du tout. De plus en plus de personnes demandent la mort, et l'obtiennent, alors que leur décès n'est nullement prévu à brève échéance. Est d'ailleurs apparue maintenant l'étonnante notion d'euthanasie préventive. Elle s'applique aux patients diagnostiqués Alzheimer qui demandent, encore lucides, l'injection létale avant de manifester les symptômes avancés de la maladie. Elle s'est appliquée au cas des frères Verbessem, des jumeaux sourds auxquels on avait diagnostiqué un glaucome, qui allaient à longue échéance devenir aveugles, et qui ont été euthanasiés en 2012... On demande, et on obtient la mort non parce qu'on souffre, mais parce qu'on a peur à l'idée de souffrir... Les pays qui s'interrogent sur une possible légalisation doivent avoir conscience que l'offre crée la demande. Lorsque l'euthanasie a été autorisée il y a douze ans en Belgique, elle était présentée comme une transgression éthique, une exception réservée aux situations extrêmes. Douze ans plus tard, son champ d'application s'est considérablement étendu.
* Auteur de Rendez-vous avec la mort. Dix ans d'euthanasie légale en Belgique, éditions Anthemis »
Réf. Euthanasie : "L'offre crée la demande"
Lu sur Belgicatho