[...] quand j'étais petit, mes parents m'adoraient, et surtout ma grand-mère. Mais moi, je ne le savais pas. Je veux dire que je savais pas la différence qu'il y avait avec les autres: la bosse c'est traître, ça vous vient par-derrière, on ne la voit pas... Chez les paysans, il n'y a pas d'armoire à glace, on ne se voit que dans les yeux de sa mère, et naturellement on s'y voit beau. Et puis un jour, un voisin, qui était très gentil, m'a dit "Oh, le joli petit bossu" J'ai demandé à ma grand-mère: "Qu'est-ce que c'est, un bossu?" Alors, elle m'a dit: "C'est vrai que tu es un joli petit bossu, parce que tu as le dos un peu rond. Mais tu es beau quand même, et c'est même à cause de ça qu'on t'aime plus que les autres." Alors je lui ai demandé: "Qu'est-ce que ça veut dire, un bossu?" Alors, elle m'a chanté une vieille chanson. Je me rappelle pas la musique, mais les paroles, ça disait comme ça: (il chante)
Un rêve m'a dit une chose étrange,
Un secret du Bon Dieu qu'on n'a jamais su,
Les petits bossus sont de petits anges,
Qui cachent leurs ailes sous leur pardessus.
Voilà le secret des petits bossus...
C'est joli, mais ce n'est pas vrai. Moi, jusqu'à dix ans, je l'ai cru. Je croyais que les ailes me poussaient. Et souvent ma grand-mère me chantait la chanson qui était beaucoup plus longue que ça... Seulement, les grand-mères, madame Rostaing, c'est comme le mimosas, c'est doux et frais mais c'est fragile. Un matin, elle n'était plus là. Une bosse et une grand-mère, ça va très bien, on peut chanter. Mais un petit bossu qui a perdu sa grand-mère, c'est un bossu tout court.
Naïs, Pagnol