La franc-maçonnerie n’est pas une société secrète, mais discrète. C’est donc au grand jour, mais devant un public restreint, que la commission nationale de santé publique et de bioéthique du Grand Orient de France s’est réunie à Paris, le 3 octobre, pour un colloque intitulé : « La fin de vie des enfants ». Les échanges se tenaient rue Cadet, au Temple Groussier.
Dans cette enceinte, qui reçoit les personnalités politiques lors des « tenues blanches fermées » (conférences invitant un profane, non-maçon), l’ambiance est solennelle. L’assistance qui s’apprête à discuter de la fin de vie des enfants, grisonnante et majoritairement masculine, a pris place dans les fauteuils situés de chaque côté latéral. Pas d’applaudissements, de la musique de Mozart entre les interventions : nous sommes en loge.
L’invité d’honneur du colloque est Philippe Mahoux, sénateur belge de Namur, en Wallonie. Élu depuis 1990, il est président du groupe socialiste du Sénat de Belgique depuis 1999. Chirurgien et maçon, il est le « père » de la loi dépénalisant l’euthanasie en 2002. Il est également l’auteur de la loi qui a étendu l’euthanasie aux enfants, début 2014.
Sur un ton docte, adouci par la bonhomie wallonne, il plaide longuement en faveur de l’exemple donné par son pays. Le but du législateur, explique-t-il, est de « créer un espace de liberté », dans une « démarche humaniste ».
Cette liberté, c’est celle d’un patient à demander une euthanasie, « sans limite d’âge », et avec comme unique critère de validité, « la capacité de discernement par rapport à la souffrance générée par les traitements ». Il précise que, pour les mineurs, la seule souffrance physique a été retenue, alors que les adultes peuvent faire valoir une souffrance psychique. Ainsi, une jeune femme de 24 ans du prénom de Laura, habitant en Flandre et souffrant d’une dépression profonde, a demandé l’euthanasie en juin dernier.
La présence « remarquée » de la présidente de l’INCa
Philippe Mahoux donne sa définition de l’euthanasie : « Un geste ultime d’humanité, qui est un geste de vie ! » Pour lui, « le scandale, ce n’est pas la mort, mais la souffrance et la maladie. Encore plus lorsqu’il s’agit d’un enfant ». Le parlementaire insiste : « On ne fait pas de métaphysique, ici ! Le sujet, ce n’est pas la mort, mais ’’le mourir’’. On ne s’occupe pas de ce qu’elle signifie. Sinon, on entre dans les opinions personnelles ».
Le but du colloque n’est donc pas d’échanger des opinions ? À l’évidence, le sénateur prêche des convaincus. Il balaie les critiques d’un revers de la main. Les opposants à l’euthanasie ? « Des tenants d’une vision mandarinale de la pratique médicale, ou des individus animés de convictions religieuses », affirme-t-il. Les quelque 1 800 euthanasies pratiquées en 2013 en Belgique (1 400 pour la seule Flandre, 350 en Wallonie, Ndlr) ? « Un total respect de la loi », selon lui. Les soupçons de partialité de la commission fédérale de contrôle et d'évaluation de l'euthanasie ? « Elle est investie par tous les partis du Parlement ! », fait-il valoir.
La façade belge étant posée, les discussions commencent. Alexandre Mauron, bioéthicien suisse venu de Genève, abonde dans le sens d’un « espace de liberté » laissé aux patients mineurs. Il distingue l’enfant de sa famille et des soignants : « Il doit choisir son propre destin ». Il encourage son audience française à « garder vivante » la question de l’euthanasie des enfants. De son côté, la présidente de l’Institut national du cancer en France (INCa), Agnès Buzyn, se prononce également en faveur de « l’espace de liberté belge », tout en précisant que sa position n’engage pas son institution. Autre intervenant de marque, le député (PS) du Rhône Jean-Louis Touraine, un habitué des lieux, déplore le blocage à l’Assemblée nationale des mesures en faveur de l’euthanasie pour les adultes, qui rend pour le moment impossible celle des enfants. Il ne cache pas son mécontentement : « on est dans la même situation qu’à la veille de l’IVG en 1975 : c’est illégal, mais c’est pratiqué partout ! »
Sur ces entrefaites, le Grand Maître du Grand Orient de France, Daniel Keller, pénètre dans le Temple. Retenu sur un autre « chantier », il n’a pas assisté aux débats, et improvise sa prise de parole. « Je vous remercie d’avoir pointé les défaillances de la loi Leonetti », lance-t-il aux intervenants, qui ne l’ont pourtant pas évoquée.
Alors que l’euthanasie des adultes n’est pas encore légalisée en France, le Grand Maître se félicite que celle des enfants ait été discutée en ses murs, car « nous avons vocation à prévoir le monde de demain ». En l’occurrence, celui que souhaite Daniel Keller est « un monde sans dogmes, dans lequel l’individu est souverain ». Être franc-maçon, selon le Grand Maître, implique de « décider de sa vie », et de pouvoir choisir d’y mettre un terme, « pas forcément dans le cadre d’une maladie ou d’une agonie ». L’individu doit « repousser sans cesse ses limites », explique-t-il. Cela implique nécessairement de « faire évoluer les législations », en France et en Europe.
Dans les couloirs du Grand Orient, le sénateur Philippe Mahoux commente la prochaine loi française sur la fin de vie : « La sédation profonde pour certains patients, c’est appeler l’euthanasie différemment, mais ça ne va pas assez loin », juge-t-il. D’un air malicieux, il savoure la situation : « La monarchie catholique belge est plus progressiste que la République laïque française ! », glisse-t-il.
" La sédation profonde pour certains patients, c’est appeler l’euthanasie différemment, mais ça ne va pas assez loin."Cependant, il ajoute que la loi dans son pays n’est pas encore parfaite. Le sénateur énumère deux améliorations : d’abord, interdire l’objection de conscience « collective ». Si un médecin individuel doit rester libre de décliner une euthanasie, aucun hôpital, en tant qu’institution, ne doit plus pouvoir le faire. Dans la ligne de mire du sénateur, les hôpitaux catholiques wallons, réticents à pratiquer des « aides actives à mourir ».
Étape suivante, l’euthanasie des personnes démentes. « L’opinion n’est pas encore mûre pour cela », prévient Philippe Mahoux. On est pris d’un doute : peut-on légaliser l’aide à mourir pour des individus en incapacité de le demander, y compris sans directive anticipée ? Mis au pied du mur, le maçon évacue la question : « Cela nous demande un travail avec des chercheurs en neurosciences ».
Les paradoxes des Frères
Pourtant, les paradoxes demeurent. Tout au long des échanges, des témoignages – souvent poignants – ont fait surface. Cette assemblée peuplée de médecins n’ignore pas toute la détresse et le désarroi générés par la fin de vie, des adultes comme des enfants.
Plus que « aide à mourir », un mot surgit de l’assistance : accompagnement. Accompagnement des patients, accompagnement des familles. Accompagnement face à la mort, et surtout, accompagnement face au mal mourir. Cette demande avide de liens ressurgit avec une force décuplée au milieu des discours glorifiant l’individualisme. « La fin de vie des enfants est une réalité que nous avons oubliée, mais qui était monnaie courante jusqu’à la fin du XIXe siècle. Les familles étaient prêtes à accompagner les enfants », rappelle le député Jean-Louis Touraine, lui-même médecin.
Ce spécialiste de l'immunologie se souvient d’un enfant qu’il a accompagné, mort à l’âge de 12 ans. Alors que sa mère, effondrée, était à son chevet, le garçon la réconfortait : « Maman ne pleure pas. Ce n’est pas si grave. Je vais aller au Ciel, et je te préparerais une place ». Les enfants, affirme Jean-Louis Touraine, affrontent leur agonie de manière courageuse. Son témoignage est corroboré par celui de la présidente de l’INCa. Quand on lui demande si des enfants émettent bien le souhait de mourir, Agnès Buzyn, qui a fait toute sa carrière de médecin à l’hôpital Necker, est catégorique : « À la lumière de mon expérience, je peux affirmer que les enfants en fin de vie ne demandent pas à mourir. Ils n’ont pas peur de la mort. Ce qui les rend malheureux, c’est de décevoir leurs parents, et de leur faire de la peine ».
Cette assemblée, où les enfants sont absents, s’accorde sur leur droit à demander l’euthanasie, mais tout aussi bien sur leur superbe ignorance de la mort, comme sur la dignité de chaque existence humaine : le Professeur Denis Devictor, ancien chef du service de réanimation néonatale et pédiatrique de l'hôpital Bicêtre, évoque cette petite fille qu’il a dû amputer de tous ses membres à sa naissance. Elle est devenue depuis avocate internationale, et mère de famille. « Toute vie d’un patient appartient à l’avenir, non au médecin ! », martèle-t-il, dans le Temple Groussier. Son témoignage arrache même des applaudissements spontanés.
Tel est le grand paradoxe de ces Frères. Ils savent le prix de l’accompagnement. Mais comme seule issue possible, seule réponse valable au scandale choquant de la mort, ils réclament l’euthanasie pour tous. Puisqu’on ne peut y échapper, autant se jeter soi-même dans les bras de la Faucheuse. S’y jeter seul, en ayant tranché tous les liens qui nous retiennent ici-bas. En effet, le sénateur Philippe Malhoux a répété durant les débats qu’il fallait imposer une décision prise par le seul patient et un seul médecin, en excluant tout autre intermédiaire familial. L’euthanasie, dit-il, doit être « duale », et doit rejeter toute « triangulation ». Un comble, pour des maçons.
Arthur Mertens pour Famille Chrétienne