Immédiatement, le docteur Serveaux prévient la police et porte plainte contre X. L’enquête est confiée à la police judiciaire de Saint-Denis, le chef-lieu de l’île. Les premiers résultats de l’enquête confirment des rumeurs qui circulent depuis un an dans la presse et les familles : l’avortement constaté par le docteur Serveaux n’est qu’un cas parmi des milliers estimés, qui ont eu lieu à “la clinique du docteur Moreau” à Saint-Benoît, depuis le début des années 1960. David Moreau est un influent notable de l’île, proche de Michel Debré, ancien Premier ministre de Charles de Gaulle, devenu leader de la droite réunionnaise. L’histoire de Murielle va déclencher une série de scandales dans la presse locale et nationale : elle va mettre au jour un système rôdé d’abus de la part des médecins envers les femmes réunionnaises les plus pauvres et un détournement massif de la Sécurité sociale. L’affaire est suivie par la presse locale, puis nationale – Le Monde, Le Nouvel Observateur – puis reste reléguée dans les archives de l’histoire. Elle fait l’objet d’un documentaire, Les 30 courageuses, une affaire oubliée, réalisé par Jarmila Buzková et diffusé jeudi 7 mars sur France O. […]
Le 22 août 1970, le journal communiste Témoignages dénonce des “infanticides” dans la clinique Saint-Benoît et promet que le “scandale ne sera pas étouffé”. Le quotidien créé par l’ancien sénateur et député communiste Paul Vergès révèle que, pour la seule année 1969, 1 018 interventions en gynécologie ont eu lieu dans ce centre, dont 844 avortements. Certaines femmes sont venues pour avorter dans le secret, d’autres se sont fait avorter et stériliser sans leur consentement.
“J’ai vu le docteur en lui disant que je souffrais du côté droit. Il ne m’a pas consulté et m’a dit de passer à la radio à Saint-Benoit, raconte en septembre 1970 “Madame G.R”, dans une lettre adressée au juge Duprat, qui instruit l’enquête. “On m’a dit que j’ai été opérée de l’appendicite alors qu’en réalité, c’était la ligature des trompes et on a tué certainement l’enfant que je portais”, décrit-elle.
Quatre mois plus tard, “Madame D” raconte dans le même journal avoir été envoyée par son médecin traitant vers la clinique du docteur Moreau, sans en connaître les raisons. Sur place, on l’informe qu’elle est enceinte et on lui administre une piqûre. “On a fait avec moi comme avec un animal, ce qu’on a voulu, sans me consulter et sans consulter mon mari qui, depuis cette opération, est devenu grincheux et de mauvaise humeur”, écrit-elle avant d’indiquer qu’elle porte plainte pour avortement et stérilisation. “Après mon accouchement à la clinique de Saint-Benoît, on m’a ouvert le ventre. Je ne ferai plus d’enfants !” dénonce une autre femme de 24 ans au juge d’instruction.
Auteure d’une enquête sur le sujet, publiée dans le livre Le ventre des femmes (ed. Albin Michel, 2017), la chercheuse Françoise Vergès raconte que certaines femmes enceintes venues consulter pour un mal bénin se réveillent à la clinique avec “leur enfant retiré”, les trompes ligaturées, les ovaires parfois enlevés. […]
Illégaux et clandestins, les avortements sont parfois effectués au terme des grossesses sur des femmes enceintes de six, sept ou huit mois. “On trouve dans le dossier un témoignage sur un cas difficile où le fœtus dut être découpé et extrait morceau par morceau“, décrit l’ancien journaliste du Nouvel Observateur René Backmann dans son article du 30 novembre 1970, intitulé L’île du docteur Moreau. A chaque fois, le profil de ces femmes est le même : elles appartiennent aux classes les plus pauvres, sont pour la majorité noires ou malbaraises (originaires d’Inde) et, pour la plupart, déjà mères de plusieurs enfants.
Source : Le Salon Beige
Dans les années 1960, la République française encourage l'avortement dans les Dom, alors qu'il est interdit en métropole. Des milliers d'avortements et de stérilisations sont pratiqués, sans consentement, par des médecins qui ont prétexté d'autres opérations, afin d'obtenir les remboursements de la sécurité sociale. Derrière ces actes illégaux et frauduleux se cache une véritable politique antinataliste, soutenue par les représentants de l'État français dans les Outre-mer.
En 1971, trente victimes – des femmes généralement de milieu modeste – ont tenté courageusement d'obtenir justice, en portant l'affaire devant le tribunal. Ce film raconte comment des faits aussi graves ont pu se produire sans provoquer un réel scandale au niveau national. Comment l'Etat s'est empressé de classer cette affaire, et de ne jamais se préoccuper de ces femmes, dont les vies ont été changées à jamais.
Source : FranceInfo
L’affaire des avortements et des stérilisations forcés à La Réunion est un sujet « confidentiel ». Il est peu traité dans les médias et, à notre connaissance, absent des livres d’histoire. Comment en avez-vous entendu parler ? Et pourquoi avoir voulu en parler ?
La première fois que j’en ai entendu parler, c’était il y a deux ans à peine, en janvier 2017, lors du Festival international de programmes audiovisuels (Fipa), à Biarritz. Lors d’une remise de prix, j’ai rencontré le producteur Alexandre Charlet, qui m’a proposé de travailler sur le sujet (voir encadré). J’ai tout de suite été intéressée. Et c’est en lisant Le Ventre des femmes : capitalisme, radicalisation, féminisme (Albin Michel) que j’ai eu envie de partir à la recherche des femmes qui avaient vécu ça. Dans son ouvrage, Françoise Vergès revient sur l’affaire de façon très factuelle, administrative. Moi, j’ai voulu recueillir des témoignages, être plus dans les sentiments tout en essayant, car je suis documentariste, de comprendre le contexte sociologique.